Harvard pour tous

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Des édifices en brique garnis de lierre, des professeurs portant la veste de tweed et des droits de scolarité dans les dizaines de milliers de dollars par année. C’est l’idée qu’on s’est toujours faite des universités américaines élitistes. Mais avec les cours en ligne ouverts et massifs (CLOM), n’importe qui peut fréquenter Harvard ou Princeton sans quitter son salon.

À l’automne 2011, une prestation mémorable de Peter Norvig et Sebastian Thrun a réuni 160 000 groupies – imaginez un triple Stade olympique. Les deux compères n’ont pourtant rien de vedettes rock. Ce sont plutôt deux cracks de l’informatique. Et quelques mètres carrés ont suffi pour accueillir leurs fans : ils les ont tout bonnement joints par Internet, dans le cadre d’un cours en ligne intitulé Introduction to Artificial Intelligence (Introduction à l’intelligence artificielle). «Tout ce que la planète compte de geeks s’est inscrit à ce cours», raconte Claude Coulombe, qui était du nombre et qui termine ces jours-ci un doctorat en informatique cognitive à la TÉLUQ.

Il faut dire que Peter Norvig et Sebastian Thrun ne sont pas n’importe quels informaticiens. Le premier est directeur de la recherche chez Google. «C’est aussi lui qui a écrit LE livre de référence sur l’intelligence artificielle, poursuit Claude Coulombe. Dans le milieu, c’est une star.» Le second, Sebastian Thrun, est professeur à l’Université Stanford. Pendant ses «temps libres», il travaille sur des projets comme la mise au point d’une voiture sans conducteur, la Google Car.

Les deux maîtres geeks ont été parmi les premiers à goûter à la popularité des CLOM, ces «cours en ligne ouverts et massifs» qu’on désigne plus souvent dans le jargon sous l’acronyme anglais MOOC, pour «massive open online courses».

20 millions de personnes, originaires de 200 pays, se seraient inscrites à un CLOM.

Les CLOM sont essentiellement composés de vidéos, au cours desquelles les étudiants peuvent écouter un professeur et visionner des présentations de type PowerPoint. Les plus zélés peuvent compléter leurs connaissances en faisant des lectures en ligne. Des quiz servent à évaluer les apprentissages et des forums de discussion permettent les échanges entre pairs.

Normalement, du nouveau matériel est mis en ligne chaque semaine. Selon les exigences du professeur, les étudiants peuvent être tenus de le visionner et d’effectuer les quiz avant la semaine suivante, ou avoir la fin de la session comme date butoir.

«L’enseignement à distance ne date pas d’hier», fait valoir Thierry Karsenti, professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les TIC en éducation. Après tout, les cours par correspondance existaient en Angleterre au XIXe siècle. Au Québec, la TÉLUQ a commencé à offrir des cours sur cassette dans les années 1970 et poursuit maintenant sa vocation sur Internet. «Ce qui change avec les CLOM, c’est que des universités se mettent à offrir certains cours gratuitement, sans préalables, et joignent simultanément des dizaines de milliers d’étudiants aux quatre coins du monde», explique le professeur Karsenti.

Trois plateformes

Le mouvement est né discrètement en 2008, au Canada, quand l’Université du Manitoba a mis en ligne un cours sur les théories de l’apprentissage, gratuit et accessible à tous. Depuis, les Stanford et Harvard de ce monde ont repris l’idée et 20 millions de personnes, originaires de 200 pays, se seraient inscrites à un CLOM.

Trois principales plateformes offrent ces cours (essentiellement en anglais). Udacity, fondée en 2012 par Sebastian Thrun, conçoit et diffuse surtout des cours liés à l’univers des technologies. L’un d’eux, une introduction à l’informatique, a attiré plus de 300 000 étudiants en une session.

Coursera, également lancée en 2012 par des professeurs de Stanford, s’appuie pour sa part sur des partenariats avec des dizaines d’universités parmi les plus réputées, dont Duke, Princeton, l’Université de Toronto ou l’Université de la Colombie-Britannique, qui produisent tout le matériel d’enseignement.

Enfin, l’Université Harvard et le Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont investi 30 millions de dollars chacun pour créer edX. Depuis 2012, plusieurs universités de renom y transmettent leur savoir, dont l’Université McGill.

Acheter de la visibilité

Même s’il s’agit d’une association à but non lucratif, la plateforme edX coûte une petite fortune aux universités qui souhaitent y offrir quelques cours. L’Université McGill paiera 500 000 $ pour chaque nouveau CLOM qu’elle voudra mettre en ligne (un premier, sur la chimie des aliments, sera lancé en janvier 2014) et 50 000 $ pour rediffuser un CLOM déjà offert. «Notre équipe à McGill s’occupe de la production des vidéos, tandis qu’edX voit à tout l’aspect technologique», résume Laura Winer, directrice par intérim des Services d’enseignement et d’apprentissage.

Nous réfléchissons collectivement aux façons d’enseigner à des dizaines de milliers de personnes en même temps.
-Laura Winer, Université McGill

Pourquoi l’Université McGill paie-t-elle aussi cher pour distribuer gratuitement son contenu pédagogique? D’abord pour la visibilité. Selon le calcul de l’établissement, être associé à Harvard et au MIT dans l’esprit de centaines de milliers d’étudiants en ligne, aux quatre coins de la planète, contribuera à attirer des étudiants en chair et en os sur le campus.

Ensuite, parce que noblesse oblige. «Nous avons une obligation morale de partager les connaissances avec ceux qui n’y ont pas normalement accès», dit Laura Winer.

Et enfin, parce qu’il ne faut pas manquer le train quand il se met en marche. «Nous participons à une fabuleuse expérience sur l’apprentissage au XXIe siècle, poursuit la directrice. Nous allons échanger nos données avec Harvard, le MIT et les autres membres du consortium. Nous réfléchissons collectivement aux façons d’enseigner à des dizaines de milliers de personnes en même temps. Pour un cours donné, on pourra voir, par exemple, à quels problèmes les élèves se butent le plus souvent lors des quiz et ajuster les apprentissages en conséquence.»

Un grand laboratoire

Comme toute nouveauté, la formule demande des ajustements. «Les évaluations en ligne posent encore de gros problèmes, explique Stéphane Villeneuve, professeur au Département de didactique à l’UQAM, spécialiste de la formation à distance et des TIC. Un professeur ne peut évidemment pas corriger des milliers de copies. Les quiz se limitent donc à des choix de réponses ou à des calculs qui peuvent être corrigés par voie électronique.» Le consortium edX planche actuellement sur un logiciel qui pourrait évaluer des essais, mais les observateurs sont sceptiques. Comment une machine pourra-t-elle détecter l’ironie, ou l’élégance?

Des adeptes des CLOM pensent qu’il serait possible de mettre en place un système de correction par les pairs, où un étudiant en chimie du Wyoming pourrait corriger les formules d’un collègue en Chine. On se baserait sur un système d’honneur, qui attribuerait à chaque correcteur un nombre d’étoiles en fonction de sa fiabilité, comme les vendeurs sur les sites de commerce en ligne à la eBay. Mais tout est encore à inventer.

Y compris le moyen de contrôler la triche. On ne voit pas encore comment on pourrait s’assurer que l’étudiant inscrit à un cours est réellement celui qui répond aux questions d’examen. «Je pourrais très bien m’inscrire sous deux noms, celui de ma blonde et le mien, fait valoir Thierry Karsenti. Je ferais l’examen une première fois sous le nom de ma copine pour obtenir les questions, puis le passerais à nouveau, sous mon nom, pour avoir la meilleure note.» Les logiciels de reconnaissance de la rétine seront peut-être un jour assez perfectionnés pour empêcher les abus, mais on en est encore loin.

Rien d’étonnant, donc, à ce que les CLOM soient peu reconnus par les employeurs, d’autant plus qu’ils ne sont pas, pour l’instant, rattachés à des crédits universitaires. Au mieux, un CLOM peut représenter un atout dans un curriculum vitæ, au même titre qu’une mention indiquant qu’on maîtrise des notions de russe ou de photographie.

La Révolution tranquille enseignée par Harvard?

Mais les CLOM évoluent rapidement, et cela ne soulève pas que de l’enthousiasme. Certains observateurs craignent que les universités les plus riches deviennent encore plus influentes qu’elles ne le sont actuellement.

Le professeur Gregory Nagy, réputé pour ses cours de littérature grecque à l’Université Harvard, a voyagé cette année jusqu’à Delphes pour se faire filmer devant de vrais décors de tragédies classiques. Une petite université publique n’aurait jamais les moyens d’en faire autant. Comme les grandes maisons de production américaines écrasent les petits films indépendants avec leurs blockbusters, les Harvard, Princeton et Stanford risquent d’uniformiser les pensées par la force de leur rayonnement. «Faut-il s’inquiéter de voir des universités américaines enseigner la Révolution tranquille à des milliers d’étudiants?» s’interroge Thierry Karsenti.

Stéphane Villeneuve, de l’UQAM, témoigne de l’inquiétude de plusieurs de ses collègues. «Il y en a qui se demandent s’ils ne seront pas remplacés par des écrans.»

Par ailleurs, les étudiants voudront-ils toujours se lever à l’aube pour fouler le sol des campus s’ils ont le choix de faire la grasse matinée et d’écouter une vidéo quand bon leur semble? Formera-t-on une génération de travailleurs asociaux? Les salles de cours seront-elles converties en condos? À ce sujet, Stéphane Villeneuve n’est pas trop inquiet. La TÉLUQ, après tout, n’a pas vidé les universités avec ses cours en ligne.

Claude Coulombe, qui a suivi plusieurs CLOM depuis celui sur l’intelligence artificielle avec Peter Norvig et Sebastian Thrun, croit malgré tout qu’aucune université ne peut se permettre d’ignorer le mouvement. «À moyen terme, les étudiants ne voudront plus venir en classe pour se faire débiter un cours magistral. La théorie sera communiquée par Internet et les classes seront réservées au contenu pratique : aux ateliers, aux études de cas en groupe, aux laboratoires. Les universités qui continuent à investir dans le béton vont se mordre les pouces.»

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